Bilan : un

 

Fal ’Ngeestra regardait dériver les ombres des nuages sur la plaine lointaine, à dix kilomètres d’elle et à un kilomètre d’altitude ; elle poussa un soupir et releva la tête pour embrasser du regard les monts coiffés de neige, tout au bout de la steppe déserte. La chaîne de montagnes se dressait à une trentaine de kilomètres, mais ses pics se découpaient très nettement dans l’air limpide, qu’ils emplissaient de roc et de blancheur resplendissante. Même à cette distance, et vus à travers une telle couche d’atmosphère, l’œil frémissait sous leur éclat.

Elle se détourna et foula les larges dalles de la terrasse du chalet en traînant un peu la jambe, ce qui ne convenait guère à son jeune âge. Au-dessus de sa tête, la tonnelle débordait de fleurs rouges et blanches et projetait au sol des ombres parfaitement quadrillées. La jeune femme traversa les motifs réguliers d’ombre et de lumière ; sa chevelure se ternissait et se parait d’or tour à tour, à mesure que sa démarche saccadée l’amenait dans l’ombre ou au contraire en plein jour.

La grosse silhouette gris métallisé du drone nommé Jase apparut tout au bout de la terrasse : il sortait justement du chalet. Fal sourit en l’apercevant et prit place sur un banc de pierre qui saillait du muret, intercalé entre la terrasse et le panorama. On avait beau être en altitude, la journée était tiède et il n’y avait pas de vent ; Fal épongea un léger voile de transpiration sur son front tandis que le vieux drone traversait en flottant dans les airs l’espace qui les séparait. Les rais de soleil obliques se succédèrent sur sa coque selon un rythme régulier. La machine se posa sur les dalles au pied du banc de manière que sa partie supérieure, large et plane, arrive au niveau de la tête de Fal.

— Quelle belle journée, n’est-ce pas, Jase ? fit cette dernière en reportant son regard sur les monts lointains.

— En effet, répondit le drone.

Il était doté d’une voix exceptionnellement grave et riche en tonalités, qu’il ne se privait d’ailleurs pas d’exploiter à fond. Depuis un millier d’années ou plus, les drones de la Culture possédaient des champs-auras dont la coloration variait selon leur humeur, ce qui leur conférait un équivalent de langage gestuel et facial. Mais Jase était vieux. Il avait été fabriqué bien avant l’invention des champs-auras, et avait toujours refusé les remaniements nécessaires à leur installation. Il préférait se fier à sa voix pour exprimer ses sentiments, ou bien demeurer insondable.

— Quel dommage ! reprit Fal en secouant la tête, les yeux toujours rivés aux lointains sommets enneigés. Comme j’aimerais pouvoir faire de l’escalade !

Elle émit un petit bruit de dépit en contemplant sa jambe droite, tendue toute raide devant elle. Elle s’était fait une fracture huit jours plus tôt en escaladant les montagnes qui s’élevaient de l’autre côté de la plaine, et sa jambe était à présent prise dans un réseau d’attelles constitué de fines bandes-champs et dissimulé sous un fuseau moulant très à la mode.

Normalement, songea-t-elle, Jase devrait profiter de l’occasion pour me faire la leçon : Il est recommandé dans ce cas de se munir d’un harnais flotteur, ou d’emmener un drone sauveteur ; en tout cas, on ne part jamais seul. Pourtant, l’antique machine resta muette. Fal tourna vers elle son visage au hâle éclatant.

— Alors, Jase, que venais-tu m’annoncer ? On a besoin de mes services ?

— Je le crains, en effet.

Fal s’installa aussi confortablement que possible sur son banc de pierre et croisa les bras. Jase fit jaillir de sa coque un court champ de force afin de soutenir la jambe raide de la jeune fille, qui lui semblait placée dans une mauvaise position, tout en sachant très bien qu’en fait, les attelles magnétiques en supportaient tout le poids.

— Crache le morceau, insista-t-elle.

— Tu te rappelleras peut-être le synopsis quotidien d’il y a dix-huit jours. On y mentionnait un de nos astronefs, assemblé par une unité-usine située dans l’Espace Intérieur du Golfe Morne ; la station a dû s’autodétruire, et le vaisseau qu’elle avait construit de bric et de broc a fait de même un peu plus tard.

— Je m’en souviens, dit Fal, qui n’oubliait jamais grand-chose, et surtout pas les synopsis quotidiens. Il s’agissait d’un vaisseau bâtard, le but de l’usine ayant été de mettre en sécurité un Mental de VSG.

— Eh bien, reprit Jase d’un ton légèrement empreint de lassitude, il se trouve que cela nous pose un problème.

Fal sourit.

Pour la conduite de la guerre où elle s’était engagée, la Culture se reposait abondamment sur ses machines, qu’il s’agisse de définir sa stratégie ou de l’appliquer dans la pratique ; cela ne faisait aucun doute. On avait d’ailleurs quelque raison de soutenir que la Culture était ses machines, qu’au fond, celles-ci la représentaient plus fidèlement que les sujets humains, considérés individuellement ou en groupe. Les Mentaux que manufacturaient à présent les unités-usines, les Orbitales sûres et les VSG de grande envergure comptaient parmi les artefacts les plus raffinés de toute la galaxie. Leur intelligence était si grande qu’aucun humain ne pouvait plus en prendre la mesure ; quant aux machines elles-mêmes, elles étaient incapables de s’expliquer devant une forme de vie aussi limitée.

Qu’il s’agisse de pareils colosses intellectuels ou du plus petit circuit de micromissile (à peine plus malin qu’une mouche) en passant par les machines plus courantes mais tout aussi conscientes, et par les ordinateurs intelligents (mais toujours mécanistes et prévisibles), bien avant qu’on commence même à envisager la guerre idirane, la Culture avait parié sur les machines plutôt que sur le cerveau humain. La raison en était que cette société se percevait comme consciencieusement rationnelle ; or, les machines (même conscientes) étaient davantage à même de parvenir à ce but ultime et, à partir de là, d’en faire un usage plus efficace. Ce dont se satisfaisait la Culture.

En outre, de cette façon, ses citoyens humains se retrouvaient libres de se concentrer sur ce qui comptait réellement dans la vie, à savoir le sport, le jeu, les affaires de cœur, l’étude des langues mortes, des sociétés barbares et des problèmes insolubles, et l’escalade de montagnes sans harnais de sécurité.

Un observateur portant un regard critique sur cet état de fait aurait pu croire les Mentaux susceptibles de s’indigner, ou de se court-circuiter en apprenant que certains humains se montraient en réalité tout aussi capables qu’eux – voire ponctuellement supérieurs – lorsqu’il s’agissait d’évaluer correctement tel ou tel ensemble de faits. Mais il n’en était rien. Les Mentaux éprouvaient au contraire une certaine fascination en constatant qu’un conglomérat de facultés mentales aussi dérisoire et aussi chaotique puisse, par quelque tour de passe-passe neuronal, fournir une réponse aussi valable que la leur à un problème donné. Il existait naturellement une explication à cela, qu’il fallait peut-être chercher dans une certaine structure mentale articulée autour de la cause et de l’effet ; et cette structure, malgré leurs pouvoirs quasi divins, les Mentaux avaient encore du mal à la saisir dans le détail. Le phénomène était aussi en rapport étroit avec le simple poids du nombre.

En effet, la Culture comptait plus de dix-huit trillions d’individus, pratiquement tous bien nourris, copieusement éduqués et dotés d’un esprit éveillé ; seuls trente ou quarante d’entre eux possédaient la faculté inaccoutumée de prévoir et d’évaluer les événements avec la même compétence qu’un Mental bien informé (catégorie dont il existait à présent plusieurs centaines de milliers de représentants). On ne pouvait totalement exclure le simple facteur chance ; si l’on jette en l’air dix-huit trillions de pièces de monnaie pendant un laps de temps suffisant, il y en aura forcément quelques-unes pour retomber indéfiniment du même côté.

Fal ’Ngeestra était une Référente, c’est-à-dire qu’elle faisait partie des trente ou quarante individus qui, parmi dix-huit trillions d’autres, pouvaient formuler une opinion intuitive sur ce qui allait se passer, ou dire pourquoi, à son avis, tel événement s’était déroulé ainsi et pas autrement, en tombant presque toujours juste. On lui soumettait constamment des problèmes, des idées ; elle-même était évaluée en permanence, et on la mettait sans cesse à contribution. Rien de ce qu’elle disait ou faisait n’était jamais perdu ; rien de ce qu’elle ressentait ne passait inaperçu. Elle avait néanmoins insisté pour que la Culture la laisse livrée à elle-même, sans surveillance, lorsqu’elle faisait de l’escalade, seule ou avec des amis. Elle emportait un terminal de poche afin de pouvoir tout enregistrer, mais ne conservait aucun lien-temps réel avec les différentes manifestations du réseau Mental de la Plate-forme où elle vivait.

C’était à cause de cette volonté farouche qu’une équipe de sauvetage l’avait retrouvée gisant dans la neige, la jambe fracassée, au bout d’un jour et d’une nuit de recherches.

Le drone Jase entreprit de lui rapporter en détail la fuite du vaisseau sans nom, son abandon de l’unité-mère, son interception et, finalement, son autodestruction. Mais Fal avait détourné la tête et n’écoutait qu’à demi. Ses prunelles et ses pensées retournaient obstinément se fixer sur les lointaines pentes enneigées où elle espérait grimper à nouveau d’ici quelques jours, dès que ces os horripilants seraient enfin ressoudés.

La montagne était magnifique. On voyait d’autres sommets depuis la terrasse arrière du chalet, qui donnait vers le haut de la chaîne ; ils avaient beau s’élancer dans le ciel bleu limpide, ils n’en restaient pas moins timides comparés à ces formidables pics effilés, de l’autre côté de la plaine. C’était pour cela qu’ils l’avaient installée dans ce chalet ; elle le savait pertinemment. On espérait qu’elle escaladerait les cimes les plus proches, sans prendre la peine de sauter dans un aéro pour traverser la plaine. Cependant, leur raisonnement était absurde ; ils devaient lui laisser voir les montagnes, sinon elle ne serait plus elle-même. Or, dès qu’elle les avait sous les yeux, il fallait qu’elle les escalade. Les imbéciles !

Sur une planète, songea-t-elle, on ne les verrait pas aussi bien. Elles jaillissent si brusquement du sol qu’on n’en apercevrait pas les premiers contreforts.

Chalet, terrasse, montagne et plaine, tout cela se trouvait sur une Orbitale. Entièrement due à la main de l’homme, au moins dans la mesure où ils avaient construit les machines qui en avaient elles-mêmes construit d’autres… et ainsi de suite. Cette Plateforme d’Orbitale était presque parfaitement plate ; en réalité, dans le sens de la hauteur elle était légèrement concave mais, puisque le diamètre interne de l’Orbitale achevée (qui n’avait acquis sa forme définitive qu’après la jonction de toutes les Plates-formes individuelles et la levée du dernier cloisonnement) dépassait les trois millions de kilomètres, sa courbure était bien moindre que la surface convexe d’un globe quelconque habitable par des humains. C’est pourquoi, de son observatoire élevé, Fal pouvait distinguer le pied des lointaines montagnes.

Elle songea qu’il devait être étrange de vivre sur une planète et de contempler un horizon courbe ; par exemple, sur l’océan, d’y voir apparaître la partie supérieure d’un navire avant de découvrir tout le reste.

Elle prit brusquement conscience d’un fait : si elle pensait aux planètes, c’était à cause de ce que venait de lui dire Jase. Elle se retourna et contempla avec sérieux la machine gris foncé en faisant appel à sa mémoire à court terme pour retrouver exactement les mots qu’il avait prononcés.

— Dans l’hyperespace, le Mental en question est passé sous la surface de la planète ? Et ensuite, il s’y est enfoncé par gauchissement ?

— C’est l’intention qu’il a annoncée en traçant son message codé avant de s’autodétruire. Puisque la planète est toujours là, il faut croire qu’il a réussi. Dans le cas contraire, un demi pour cent au moins de sa masse aurait réagi à la substance de la planète en se comportant comme de l’antimatière.

— Je vois. (Fal se gratta la joue du bout du doigt.) Je croyais que c’était impossible ? fit-elle d’un ton interrogateur en regardant Jase.

— Quoi donc ?

— Eh bien, mais… (Elle fronça les sourcils en constatant qu’il ne la comprenait pas instantanément et agita impatiemment la main.) De faire ce qu’il a fait. De passer sous un objet aussi gros dans l’hyper-espace et de rebondir ensuite. On m’a dit que, même nous, nous ne pouvions pas faire ça.

— Ce Mental avait appris la même leçon, seulement il était dans une situation désespérée. Le Conseil Général de Guerre lui-même a décidé que nous devions tenter de reproduire son exploit en employant un Mental similaire, ainsi qu’une planète de rechange.

— Et alors ? demanda Fal en souriant de son expression.

— Pas un Mental n’a voulu l’envisager ; beaucoup trop dangereux. Même ceux qui avaient voix au chapitre au Conseil de Guerre ont élevé des objections.

Fal éclata de rire, la tête levée vers les fleurs rouges et blanches enroulées autour de la tonnelle. Jase – qui, au tréfonds de lui-même, était un grand romantique – compara son rire au son cristallin des torrents de montagne ; il en effectuait toujours un enregistrement à lui seul destiné, même quand il se réduisait à un simple gloussement, voire un ricanement. Même quand elle se montrait obscène. Toutes conscientes qu’elles fussent, les machines ne pouvaient mourir de honte, et Jase ne l’ignorait pas ; néanmoins, il savait que c’était exactement ce qui lui arriverait si Fal en venait un jour à se douter de quelque chose. La jeune fille cessa de rire et dit :

— À quoi ressemble ce truc, au fait ? Je veux dire, on ne les voit jamais nus, ils sont toujours contenus dans quelque chose… un vaisseau spatial, par exemple. Et de quoi s’est-il servi pour le gauchissement ?

— Vu de l’extérieur, répondit Jase de sa voix habituelle, calme et mesurée, c’est un ellipsoïde. Champs rentrés, il évoque un vaisseau de très petite taille. Environ dix mètres de long sur deux et demi de diamètre. À l’intérieur, il comprend des millions de composants, dont les plus importants restent les zones de réflexion-mémorisation du Mental proprement dit ; ce sont elles qui justifient son poids énorme, à cause de leur densité. L’ensemble pèse près de quinze mille tonnes. Il possède sa propre source d’énergie, bien sûr, ainsi que plusieurs générateurs de champ dont n’importe lequel peut, sur demande, jouer le rôle de moteur auxiliaire, ce pour quoi ils sont d’ailleurs conçus dès le départ. Seule l’enveloppe externe se maintient en permanence dans l’espace réel ; le reste – du moins les éléments intelligents – demeure dans l’hyperespace. En partant du principe – et en l’espèce, nous n’avons pas le choix – que le Mental s’est conformé à ses intentions, il ne disposait que d’une seule façon d’y arriver, étant donné qu’il n’a ni propulseur à gauchissement ni déplaceur.

Jase marqua un temps d’arrêt. Fal se redressa sur son banc, les coudes posés sur les genoux, les mains jointes sous le menton. Il vit qu’elle transférait son poids sur le bas de ses reins et nota la grimace fugitive qui se peignait sur ses traits. Jase en conclut qu’elle n’était plus très à l’aise sur la pierre dure du banc et ordonna à l’un des drones du chalet d’apporter des coussins.

— Le Mental possède bien une unité-gauchisseur interne, reprit-il, mais uniquement prévue pour développer de microscopiques volumes-mémoires afin de ménager plus d’espace autour des sections informationnelles – ce sont des particules élémentaires de troisième niveau disposées en spirale – qu’il désire modifier. Or, la limite normale d’accroissement du volume sur cette unité-gauchisseur reste inférieure à un millimètre cube ; le Mental du vaisseau a dû trouver le moyen de la bricoler pour qu’elle englobe son volume tout entier et le fasse réapparaître sous la surface de la planète. Il est logique que son choix se soit porté sur un espace dégagé et rempli d’air ; les tunnels du Complexe de Commandement représentaient une solution idéale. Et c’est là qu’il a déclaré vouloir se diriger.

— Je vois, répondit Fal en hochant la tête. Entendu. Maintenant, quels sont… Oh !

Un petit drone portant deux gros coussins venait de surgir à son côté.

— Mmm… Merci. (Elle prit appui sur une main pour en glisser un sous elle, puis cala l’autre dans son dos. Le drone repartit dans les airs en direction du chalet. Fal s’installa confortablement.) C’est toi qui les as commandés pour moi ? fit-elle.

— Pas du tout, répondit-il, secrètement ravi. Mais qu’allais-tu me demander ?

— Ces tunnels, reprit Fal en se penchant à nouveau en avant, mais cette fois sans faire la grimace. Ce Complexe de Commandement dont tu parles… De quoi s’agit-il ?

— En bref, d’une paire de tunnels de vingt-deux mètres de diamètre qui serpentent en boucle, cinq kilomètres sous la surface. L’ensemble mesure plusieurs centaines de kilomètres de long. Les trains qui y circulent ont été conçus pour jouer en temps de guerre le rôle de centres de commandement mobiles, par un État aujourd’hui disparu, datant de l’époque où la planète en était au stade Trois : Moyennement Civilisée. À l’époque, l’armement y avait atteint le niveau technologique de la bombe à fusion lâchée par fusée transplanétaire téléguidée. Le Complexe de Commandement était destiné à…

— Je m’en doute, coupa Fal avec un petit geste de la main. Les protéger et leur permettre de rester constamment en mouvement de manière qu’on ne puisse pas les bombarder. C’est ça ?

— C’est ça.

— De quoi était fait le manteau rocheux ?

— De granité, fit Jase.

— Batholithique ?

— Je vérifie. (Puis :) En effet. Tu as deviné juste : c’était un batholithe.

— Un batholithe ? fit Fal en haussant les sourcils. Un seul ?

— Un seul.

— Nous parlons d’un monde à gravité plutôt faible, alors ? Avec une croûte terrestre épaisse ?

— Vrai dans les deux cas.

— Je vois. Et le Mental se trouve donc à l’intérieur de ces…

Son regard courut le long de la terrasse, sans s’arrêter sur rien de particulier ; mentalement, elle se représentait une enfilade de tunnels obscurs… en se disant qu’au-dessus pesaient sans doute d’impressionnantes montagnes : avec une pareille épaisseur de granite et une gravité faible, l’endroit devait être idéal pour l’escalade. Puis elle revint à la machine.

— Alors, que s’est-il passé ? Il s’agit d’une Planète des Morts ; est-ce que les autochtones se sont éliminés eux-mêmes ?

— Absolument ; à l’arme bactériologique, et non nucléaire. Jusqu’au dernier humanoïde, il y a de cela onze mille ans.

— Mmm…

Fal opina. On comprenait que les Dra’Azon aient fait du Monde de Schar une de leurs Planètes des Morts. Quand on était une super-espèce constituée d’énergie pure qui se tenait depuis très longtemps à l’écart de la vie normale, matérielle, de la galaxie, et qu’on avait la prétention d’isoler et de préserver une planète par-ci par-là pour en faire un monument bien choisi consacré à la mort, ce genre de futilités, on avait des raisons de placer en tête de liste le Monde de Schar, avec la brève et sordide histoire qui était la sienne.

Une idée lui vint.

— Comment se fait-il que ces tunnels ne se soient pas remblayés, depuis tout ce temps ? Avec la pression exercée par au moins cinq kilomètres de roche…

— On l’ignore, soupira Jase. Les Dra’Azon se sont montrés peu disposés à nous renseigner. Il se peut que les concepteurs du Complexe l’aient conçu pour résister aussi longtemps à la pression. C’est peu probable, je l’admets, mais ces gens étaient fort ingénieux.

— Dommage qu’ils n’aient pas réservé un peu plus d’ingéniosité à la cause de leur propre survie, au lieu de se concocter un génocide aussi efficace que possible, remarqua Fal avec un petit reniflement.

Jase reçut cette déclaration avec plaisir, mais y détecta simultanément (surtout dans le petit bruit nasal qui l’accompagna) une trace de suffisance paternaliste ; la Culture avait beaucoup de mal à ne pas se montrer méprisante quand elle examinait les erreurs commises par les sociétés moins évoluées qu’elle, en oubliant que les civilisations originelles perdues dans son propre passé de métisse avaient en leur temps montré les mêmes défaillances. Toutefois, le raisonnement de base restait valable : l’expérience et le bon sens prouvaient que le meilleur moyen d’éviter l’anéantissement de l’espèce était de ne pas se doter au départ des moyens le permettant.

— Ainsi, reprit Fal qui, les yeux baissés, donnait de petits coups de talon sur les dalles grises avec sa jambe valide, le Mental est dans les tunnels, et les Dra’Azon à l’extérieur. Qu’est-ce que c’est que cette limite, cette Barrière de la Sérénité dont tu parles ?

— La moitié de la distance séparant la planète de la plus proche étoile, comme d’habitude : dans le cas du Monde de Schar : trois cent dix années-lumière standards, du moins en ce moment.

— Et alors… ? (Elle tendit la main vers Jase et leva la tête en haussant les sourcils. L’ombre des fleurs bougea sur sa nuque : la plus suave des brises venait de se lever et caressait à présent la pergola fleurie au-dessus de sa tête.) Où est le problème ?

— Eh bien, répondit Jase, si on a laissé entrer le Mental, c’est uniquement parce qu’il était…

— En détresse, oui. Je sais. Continue.

Jase, qui, depuis le jour où elle lui avait apporté une fleur de la montagne, ne lui en voulait plus de lui couper sans arrêt la parole, poursuivit :

— Il existe sur le Monde de Schar une base de taille modeste, comme sur toutes les Planètes des Morts ou presque. Et, comme toujours, le personnel en est une petite société non dynamique, officiellement neutre, ayant atteint une certaine maturité galactique…

— Le Métamorphe, coupa à nouveau Fal, mais avec lenteur, comme si elle venait de percer une énigme qui la tracassait depuis des heures, et dont la solution aurait pourtant dû lui paraître simple. (Elle contempla à travers la tonnelle un ciel bleu où évoluaient paresseusement quelques petits nuages, puis reporta son regard sur la machine.) C’est bien ça, hein ? Il s’agit de ce Métamorphe qui… et aussi de cette femme de Circonstances Spéciales, Balvéda ; et ce Monde, c’est l’endroit où il faut être sénile pour gouverner. Ces gens sont des Métamorphes, et ce type… (Elle s’interrompit et fronça les sourcils.) Mais je le croyais mort.

— Nous n’en sommes plus aussi sûrs. Le dernier message de l’UCG Énergie Nerveuse semble indiquer qu’il a pu s’échapper.

— Qu’est-il arrivé à cette UCG ?

— Nous ne le savons pas. Le contact a été coupé au moment où elle tentait de capturer le vaisseau idiran au lieu de le détruire. L’un comme l’autre sont portés disparus.

— Le capturer, hein ? fit Fal d’un ton acerbe. Encore un Mental frimeur. Bref, je ne me trompe pas, si ? Les Idirans peuvent utiliser ce type… comment s’appelle-t-il, d’ailleurs ? Est-ce qu’on le sait ?

— Oui : Bora Horza Gobuchul.

— Tandis que nous, nous n’avons pas de Métamorphe.

— Si, une, mais elle se trouve actuellement à l’autre bout de la galaxie, en mission urgente sans rapport avec la guerre ; il nous faudrait une demi-année pour l’envoyer là-bas. Par ailleurs, elle n’a jamais mis les pieds sur le Monde de Schar ; et là où ça se complique, c’est que Bora Horza Gobuchul, lui, y a déjà séjourné.

— Je vois.

— De plus, des informations non confirmées laissent entendre que la flotte idirane responsable de la destruction du vaisseau en fuite a également tenté – mais en vain – de suivre le Mental jusque sur le Monde de Schar en expédiant une petite troupe au sol. Donc, le Dra’Azon concerné va former des soupçons. Il laissera peut-être passer Bora Horza Gobuchul, puisque celui-ci a déjà travaillé comme sentinelle de la planète, mais ce n’est pas certain. Quant aux autres, c’est pratiquement exclu.

— Naturellement, il se peut aussi que ce pauvre type soit mort à l’heure qu’il est.

— Les Métamorphes sont réputés coriaces ; en outre, il paraît peu sage de considérer uniquement cette possibilité.

— Donc, tu crains qu’il n’arrive jusqu’à ce précieux Mental, et qu’il ne le rapporte aux Idirans.

— Ce n’est pas impossible.

— En supposant que cela se soit réellement passé, Jase, reprit Fal en plissant les yeux et en se penchant vers la machine, qu’est-ce que ça peut faire ? Quelle importance, sincèrement ? Qu’arriverait-il si les Idirans mettaient la main sur ce petit Mental prétendument si malin ?

— Considérant que nous allons de toute façon gagner la guerre…, répondit pensivement Jase, cela pourrait rallonger le processus d’une poignée de mois.

— Ça fait combien, ça ?

— Disons, entre trois et sept. Tout dépend de la main.

Fal sourit.

— Et le problème est que ce Mental ne peut pas s’autodétruire sans rendre cette Planète des Morts encore plus morte qu’elle n’est. En fait, elle se transformerait illico en ceinture d’astéroïdes, reprit-elle.

— Tout juste.

— Conclusion, ce petit malin n’aurait pas dû prendre la peine d’échapper au naufrage ; son devoir était en fait de sombrer avec le navire.

— On appelle ça l’instinct de survie. (Jase vit Fal hocher la tête et marqua une pause avant de poursuivre.) Un trait de caractère programmé chez la plupart des êtres vivants. (La machine soupesa ostensiblement la jambe blessée de la jeune fille dans son champ de soutien.) Encore qu’il y ait des exceptions, naturellement…

— C’est ça, répliqua Fal avec un sourire qu’elle voulait condescendant. Très amusant, Jase.

— Tu saisis donc le problème.

— Je saisis. Bien sûr, on pourrait débarquer en force et réduire la planète en miettes si nécessaire, et tant pis pour les Dra’Azon, ajouta-t-elle en souriant.

— Certes, concéda Jase, et mettre ainsi en péril l’issue de la guerre en éveillant l’hostilité d’une puissance dont le nombre (d’ailleurs complètement inconnu) traduit l’étendue même de son immensité. Nous pourrions également nous rendre aux Idirans, mais je doute que nous choisissions cette solution-là.

— Ma foi, autant considérer toutes les options disponibles, fit-elle en riant.

— Absolument.

— Bon, si c’est tout ce que tu avais à me dire, laisse-moi réfléchir un moment maintenant, dit Fal ’Ngeestra en se redressant sur son banc. (Elle bâilla en s’étirant.) Tout ça m’a l’air fort intéressant. (Elle secoua la tête.) Mais il y a un petit côté « l’affaire est entre les mains des dieux » là-dedans. Communique-moi… tout ce qui pourra te paraître utile. J’aimerais me concentrer quelque temps sur cet aspect de la guerre ; donne-moi toutes les informations dont nous disposons sur le Golfe Morne… en tout cas, tout ce qui est de mon ressort. D’accord ?

— D’accord.

— Mmm…, reprit Fal en opinant vaguement, le regard perdu dans le vide. Oui… tout ce qu’on sait de cette région… Je veux dire, sur ce volume…

Sa main dessina un cercle qui, dans son imagination, englobait plusieurs millions d’années-lumière cubes.

— Très bien, dit Jase en sortant progressivement du champ de vision de la jeune fille.

Il retraversa la terrasse en direction du chalet, sous les fleurs et le quadrillage de lumière et d’ombre.

Fal resta seule, à se balancer d’avant en arrière en chantonnant à voix basse, les mains plaquées sur la bouche et les coudes posés sur les genoux, dont l’un était fléchi et l’autre raide.

Nous voilà prêts à massacrer des immortels, songea-t-elle, et sur le point d’interférer avec ce que la plupart des êtres vivants considéreraient comme des dieux. Et voilà que je suis censée trouver une issue à cette situation ridicule, qui se déroule de surcroît à quelque quatre-vingt mille années-lumière d’ici. Quelle blague… La barbe. Si seulement ils m’avaient permis d’être une Référente de Terrain, d’aller là où les choses se passent, au lieu de m’enterrer ici, tellement loin qu’il faut deux ans pour y aller. Enfin…

Elle changea de position et s’assit de biais sur le banc afin que sa jambe cassée repose à l’horizontale ; puis elle tourna la tête vers les montagnes étincelantes, à l’autre bout de la plaine. Calant son coude contre le parapet de pierre, puis son menton dans le creux de sa main, elle s’absorba dans le spectacle.

Elle se demanda s’ils respectaient effectivement leur promesse de ne pas la surveiller quand elle partait faire de l’escalade. Elle les croyait bien capables de la faire suivre à distance par un petit drone ou un micromissile, ce genre de chose, au cas où il lui arriverait malheur. Après l’accident, la chute, ils avaient pu la laisser là toute seule, à demi morte de froid, de frayeur et de douleur, pour mieux la convaincre qu’ils ne la tenaient pas à l’œil, et observer les effets, du moment qu’elle n’était pas vraiment en danger de mort. Après tout, elle connaissait bien le fonctionnement des Mentaux. Elle-même aurait envisagé cette initiative, si elle avait détenu le pouvoir.

Je devrais peut-être tout envoyer promener ; m’en aller, tout simplement. Leur dire d’aller se faire foutre avec leur guerre. Le problème, c’est que… Tout ça ne me déplaît pas vraiment…

Elle baissa les yeux sur sa main, qu’un rayon de soleil illuminait d’or brun. Elle l’ouvrit, la referma, contempla ses doigts. Entre trois et sept… Elle pensa aux mains idiranes. Tout dépend de…

Elle reporta son regard sur les lointaines montagnes, par-dessus la plaine mouchetée d’ombres, et poussa un soupir.

Une forme de guerre
titlepage.xhtml
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Banks,Iain M.-[La Culture-3]Une forme de guerre(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html